VIII

De Mandalay, en Haute-Birmanie, on peut aller par train à Maymyo, la principale station de montagne de la province, au bord du plateau de Chan. C’est une drôle d’expérience. On est, au départ, dans l’atmosphère caractéristique d’une ville orientale – soleil ardent, palmiers poussiéreux, odeurs de poisson, d’épices et d’ail, fruits mous et humides des tropiques, pullulement d’êtres humains aux visages basanés – et l’on est tellement accoutumé à cette atmosphère qu’on l’emporte avec soi tout entière, pour ainsi dire, dans le compartiment de chemin de fer. Mentalement on est encore à Mandalay quand le train s’arrête à Maymyo, à quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Or voici qu’en descendant du train, on entre de plain-pied dans un univers différent. Subitement l’on respire un air frais et pur qui pourrait être celui de l’Angleterre, et partout autour de soi on voit de l’herbe verte, des fougères, des sapins, et des montagnardes aux joues roses qui vendent des paniers de fraises.

Mon retour à Barcelone, après trois mois et demi de front, me rappela cela. Ce fut le même brusque et saisissant changement d’atmosphère. Dans le train, durant tout le trajet jusqu’à Barcelone, l’atmosphère du front persista ; faite de saleté, de vacarme, d’inconfort, de vêtements en loques, de privations, de camaraderie et d’égalité. Le train, déjà rempli de miliciens au départ de Barbastro, fut envahi à chaque arrêt par toujours plus de paysans ; des paysans encombrés de bottes de légumes, de volailles terrifiées qu’ils transportaient tête en bas, et de sacs qui, sur le sol, décrivaient des boucles et se tortillaient et qu’on découvrit pleins de lapins vivants – et pour finir, d’un très important troupeau de moutons qu’on enfourna dans les compartiments en coinçant les bêtes dans tous les espaces vides. Les miliciens s’égosillaient à chanter des chants révolutionnaires qui couvraient le ferraillement du train, et ils envoyaient des baisers ou agitaient des mouchoirs rouge et noir chaque fois qu’ils voyaient une jolie fille le long de la voie ferrée. Des bouteilles de vin et d’anis, l’infecte liqueur aragonaise, circulaient de main en main. Les outres espagnoles en peau de bouc permettaient de faire gicler un jet de vin droit dans la bouche de son ami d’un bout à l’autre d’un compartiment de chemin de fer, ce qui épargnait beaucoup de dérangement. À côté de moi un gars de quinze ans, aux yeux noirs, faisait des récits sensationnels et, j’en jurerais, complètement faux, de ses propres exploits sur le front à deux vieux paysans aux visages parcheminés qui l’écoutaient bouche bée. Bientôt les paysans défirent leurs paquets et nous offrirent un vin violacé et gluant. Nous étions tous profondément heureux, plus heureux que je ne puis l’exprimer. Mais lorsque le train, après avoir traversé Sabadell, roula dans Barcelone, nous nous trouvâmes soudain dans une atmosphère qui nous était, à nous et à ceux de notre sorte, à peine moins étrangère et hostile que si c’eût été Paris ou Londres.

Tous ceux qui firent deux voyages, à quelques mois d’intervalle, à Barcelone durant la guerre ont fait la remarque qu’il s’y était opéré d’extraordinaires changements. Et, chose curieuse, qu’ils y fussent venus d’abord en août et de nouveau en janvier, ou, comme moi, en décembre, puis en avril, ce fut la même constatation qui s’imposa à eux : à savoir, que l’atmosphère révolutionnaire avait disparu. À quiconque s’était trouvé là en août, alors que le sang était à peine sec dans les rues et que les milices étaient logées dans les hôtels de premier ordre, Barcelone en décembre ne pouvait que paraître « bourgeoise » ; à moi, nouvellement arrivé d’Angleterre, elle faisait l’effet d’une ville prolétarienne et dépassant même, à cet égard, tout ce que j’avais imaginé possible. À présent les choses étaient revenues en arrière. Barcelone était à nouveau une ville ordinaire, un peu dans la gêne et un peu éraflée par la guerre, mais sans nul signe extérieur de la prédominance de la classe ouvrière.

Le changement d’aspect des foules était saisissant. L’uniforme des milices et les salopettes bleues avaient presque disparu ; tout le monde semblait porter les élégants complets d’été qui sont la spécialité des tailleurs espagnols. On voyait partout des hommes gras à l’air florissant, des femmes habillées avec recherche et des automobiles luisantes. (Il me parut qu’il n’y en avait toujours pas de privées : néanmoins il suffisait, semblait-il, d’être une personnalité marquante pour avoir à sa disposition une automobile.) La ville regorgeait d’officiers de l’armée populaire récemment créée, type d’homme qui commençait à peine d’exister à l’époque où j’avais quitté Barcelone. L’armée populaire comptait un officier pour dix hommes. Un certain nombre de ces officiers avaient servi dans les milices et avaient été rappelés du front pour recevoir une instruction technique, mais la majorité d’entre eux étaient des jeunes gens qui avaient mieux aimé aller à l’École de guerre que s’engager dans les milices. Ils n’avaient pas avec leurs hommes des rapports tout à fait du genre de ceux qui existent dans une armée bourgeoise, mais il y avait une nette différence sociale, qui se traduisait par une différence de solde et d’uniforme. Les hommes portaient une sorte de grossière salopette brune, les officiers un élégant uniforme kaki, cintré comme l’uniforme d’officier de l’armée britannique, mais avec plus d’exagération. Je ne pense pas qu’il y en eût parmi eux plus d’un sur vingt qui eût déjà été au front ; n’empêche que tous portaient, attaché par une courroie au ceinturon, un pistolet automatique ; nous, au front, nous ne pouvions à aucun prix nous en procurer. Tandis que nous fendions la foule en remontant la rue, je m’aperçus que les gens braquaient les yeux sur nos dehors crasseux. Bien sûr, comme tous les hommes qui ont passé plusieurs mois au front, nous n’étions pas beaux à voir. Je ressemblais, je m’en rendais compte, à un épouvantail. Ma veste de cuir était en lambeaux, ma casquette de laine n’avait plus de forme et me glissait continuellement sur l’œil, de mes bottes il ne restait plus guère que les empeignes distendues. Et nous étions tous plus ou moins dans cet état, et par surcroît sales et pas rasés ; il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que les gens écarquillassent les yeux. Mais j’en étais un peu démonté, et cela me fit sentir qu’il avait dû se passer un certain nombre de choses singulières au cours des trois derniers mois.

Durant les quelques jours suivants, je vis à d’innombrables indices que ma première impression n’avait pas été fausse. Un profond changement s’était produit. Deux faits donnaient le ton à tout le reste. D’une part, les gens – la population civile – ne s’intéressaient plus beaucoup à la guerre ; d’autre part, l’habituelle division de la société en riches et en pauvres, en classe supérieure et classe inférieure s’affirmait de nouveau.

L’indifférence générale à l’égard de la guerre était de nature à surprendre et à écœurer passablement. Elle scandalisait ceux qui arrivaient à Barcelone venant de Madrid ou même de Valence. En partie elle tenait à ce que Barcelone était éloignée du véritable champ de bataille ; j’ai remarqué un mois plus tard qu’il en allait de même à Tarragone, où la vie d’une plage à la mode continuait à peu près telle qu’en temps ordinaire. Mais il était significatif que par toute l’Espagne l’engagement volontaire fût en baisse depuis janvier environ. En Catalogne, en février, la première grande campagne de propagande pour l’armée populaire avait soulevé une vague d’enthousiasme, mais sans beaucoup accroître le recrutement. On n’était en guerre que depuis quelque six mois lorsque le gouvernement fut obligé de recourir à la conscription, chose qui n’a rien de surprenant dans une guerre avec l’étranger, mais qui paraît une anomalie dans une guerre civile. Sans aucun doute cela tenait à ce que les espoirs révolutionnaires par lesquels la guerre avait commencé avaient été déçus. Si les membres des syndicats, qui se constituèrent en milices et repoussèrent les fascistes jusqu’à Saragosse dans les quelques premières semaines de la guerre, s’étaient comportés ainsi, c’était dans une large mesure parce qu’ils croyaient se battre pour la prise du pouvoir par la classe ouvrière ; mais il devenait de plus en plus évident que la prise du pouvoir par la classe ouvrière était une cause perdue, et l’on ne pouvait blâmer la masse du peuple, et particulièrement le prolétariat des villes (à qui incombe, dans toute guerre, civile ou étrangère, de fournir les hommes de troupe) de faire montre d’une certaine indifférence. Personne ne souhaitait perdre la guerre, mais à la majorité des gens, il tardait surtout qu’elle fût finie. On sentait cela où qu’on allât. Partout on était accueilli par la même remarque de pure forme : « Ah ! cette guerre… c’est affreux, n’est-ce pas ? Quand donc finira-t-elle ? » Les gens politiquement conscients, eux, étaient infiniment plus au courant de la guerre d’extermination réciproque entre anarchistes et communistes que du combat contre Franco. Pour la masse du peuple, la disette était le plus important. « Le front », on en était venu à y penser comme à un lointain lieu mythique où les jeunes hommes disparaissaient et d’où, ou bien ils ne revenaient pas, ou bien ils revenaient au bout de trois ou quatre mois, de l’argent plein les poches. (Un milicien recevait habituellement l’arriéré de solde au moment où il partait en permission.) On n’avait pas d’égards particuliers pour les blessés, même pour ceux qui sautillaient en s’aidant de béquilles. Ce n’était plus à la mode d’être dans les milices. Les magasins, qui sont toujours les baromètres du goût public, le dénotaient clairement. Lors de mon premier passage à Barcelone, ils étaient, certes, pauvres et minables, mais s’étaient spécialisés dans l’équipement des miliciens. Bonnets de police, blousons à fermeture Éclair, ceinturons et baudriers, couteaux de chasse, bidons, étuis à revolver étaient en montre à toutes les devantures. À présent les magasins avaient, de façon marquée, plus de chic, mais la guerre avait été reléguée au second plan. Comme je m’en rendis compte un peu plus tard, en achetant mon fourniment avant de repartir au front, il était très difficile de se procurer certaines des choses dont on avait diablement besoin au front.

Pendant ce temps-là se poursuivait une propagande systématique contre les milices de parti et en faveur de l’armée populaire. La situation était ici plutôt singulière. Depuis février, toutes les forces armées avaient, théoriquement, été incorporées à l’armée populaire et les milices étaient, sur le papier, réorganisées sur le principe de l’armée populaire, avec échelle différentielle de soldes, nomination officielle aux grades en passant par les cadres, etc. Les divisions étaient formées de « brigades mixtes » qui étaient censées se composer en partie de troupes de l’armée populaire et en partie de milices. Mais les seuls changements qui avaient été effectivement opérés étaient des changements de noms. Par exemple, les troupes du P.O.U.M., qu’on appelait auparavant la division Lénine, devenaient à présent la 29e division. Comme, jusqu’en juin, très peu de troupes de l’armée populaire gagnèrent le front d’Aragon, les milices purent conserver leur structure distincte et leur caractère particulier. Mais sur tous les murs les agents du gouvernement avaient peint au pochoir : « Il nous faut une armée populaire », et à la radio et dans la presse communiste on ne cessait de brocarder, et parfois de façon très venimeuse, les milices, qu’on représentait comme mal aguerries, indisciplinées, etc. ; l’armée populaire, elle, était toujours dépeinte comme étant « héroïque ». On eût dit, à en croire presque toute cette propagande, qu’il y avait quelque chose de déshonorant à être parti au front comme volontaire et quelque chose de louable à avoir attendu d’être enrôlé par la conscription. N’empêche que pendant tout ce temps c’étaient les milices qui tenaient le front, cependant que l’armée populaire s’aguerrissait à l’arrière, mais c’était là un fait dont les journaux étaient tenus de parler le moins possible. On ne faisait plus défiler dans les rues de la ville, tambours battants et drapeaux déployés, les détachements de milices retournant au front. On les escamotait en les faisant partir furtivement, par train ou par camions, à cinq heures du matin. Dans le même moment, on commençait à envoyer au front quelques rares détachements de l’armée populaire ; et eux, comme nous naguère, étaient promenés à travers toute la ville en grande pompe ; mais même eux, par suite de l’attiédissement général de l’intérêt pris à la guerre, étaient accueillis avec relativement peu d’enthousiasme. Le fait que les troupes des milices étaient également, sur le papier, troupes de l’armée populaire, était habilement exploité dans la propagande par la presse. Rien de louable n’arrivait qui ne fût automatiquement porté à l’actif de l’armée populaire, tandis que toute faute, c’était aux milices qu’on la faisait endosser. Il arriva parfois à une même troupe de recevoir des félicitations en sa qualité d’unité de l’armée populaire et des reproches en sa qualité d’unité des milices.

Mais, en dehors de cela, il y avait un changement saisissant dans l’atmosphère sociale – ce qu’il est difficile de comprendre si l’on n’a pas soi-même vécu tout cela. Lorsque j’étais arrivé pour la première fois à Barcelone, j’avais cru que c’était une ville où il n’existait guère de distinctions de classe ni de grandes différences de richesse. C’était bien, en tout cas, ce qu’elle avait l’air d’être. Les vêtements « chics » y étaient devenus une exception, personne ne faisait de courbettes ni n’acceptait de pourboire ; les garçons de restaurant, les bouquetières, les cireurs de bottes vous regardaient bien en face et vous appelaient « camarade ». Je n’avais pas saisi qu’il y avait là surtout un mélange d’espoir et de camouflage. La classe ouvrière croyait en une révolution qui avait été commencée mais jamais consolidée, et les bourgeois étaient apeurés et se travestissaient momentanément en ouvriers. Dans les premiers mois de la révolution, il doit bien y avoir eu plusieurs milliers de personnes qui, de propos délibéré, revêtirent des salopettes et clamèrent les mots d’ordre révolutionnaires, histoire de sauver leur peau. À présent, tout revenait à l’état normal. Les restaurants et les hôtels élégants étaient remplis de gens riches qui dévoraient des repas coûtant cher, tandis que la population ouvrière se trouvait devant une hausse considérable du prix des denrées alimentaires, sans recevoir aucune augmentation de salaire y correspondant. En plus de la cherté de tout, il y avait périodiquement pénurie de ceci ou de cela, ce dont, naturellement, le pauvre souffrait toujours plus que le riche. Les restaurants et les hôtels semblaient n’avoir guère de difficulté à se procurer tout ce qu’ils voulaient ; mais, dans les quartiers ouvriers, les queues pour le pain, l’huile d’olive et les autres choses de première nécessité étaient longues de plusieurs centaines de mètres. Naguère, dans Barcelone, j’avais été frappé par l’absence de mendiants ; ils étaient légion à présent. À la porte des charcuteries, en haut des Ramblas, on voyait continuellement des bandes d’enfants pieds nus qui restaient là à attendre que quelqu’un sortît, et alors ils se pressaient autour en demandant à grands cris des bribes de nourriture. En parlant, on n’employait plus les formules « révolutionnaires ». Il était rare, à présent, d’être tutoyé et appelé « camarade » par des inconnus ; l’habitude était revenue de dire Señor et Usted. Buenos días commençait à remplacer Salud. Les garçons de restaurant avaient réintégré leurs chemises empesées, et les chefs de rayon courbaient l’échine comme à l’accoutumée. Nous entrâmes, ma femme et moi, dans une bonneterie sur les Ramblas, pour acheter quelques paires de bas. Le vendeur s’inclina en se frottant les mains, de ce geste qui leur était habituel il y a vingt ou trente ans, mais qu’on ne leur voit plus faire de nos jours, même en Angleterre. De façon détournée et à la dérobée, on en revenait à l’usage du pourboire. L’ordre avait été donné aux patrouilles d’ouvriers de se dissoudre, et de nouveau l’on voyait dans les rues les forces de police d’avant-guerre. Il en résultait, entre autres choses, que les music-halls et les bordels de première classe, dont beaucoup avaient été fermés par les patrouilles d’ouvriers, avaient immédiatement rouvert[3]. Ce qui se passait à propos du manque de tabac offrait un exemple de peu d’importance mais significatif de la manière dont tout était à présent orienté pour avantager les classes riches. Pour la masse du peuple il était si impossible de se procurer du tabac que l’on vendait dans les rues des cigarettes bourrées de lamelles de bois de réglisse. J’en ai fait l’essai, une seule fois. (Beaucoup de gens en faisaient l’essai une fois, mais pas deux.) Franco occupait les Canaries, où est cultivé tout le tabac espagnol. Donc, du côté gouvernemental, on ne disposait plus que des stocks de tabac existant avant la guerre. Ils s’écoulaient si rapidement que les débits de tabac n’ouvraient plus qu’une fois par semaine ; après avoir fait la queue pendant deux bonnes heures, on pouvait, si l’on avait de la chance, arriver à obtenir un paquet de tabac de trois quarts d’once[4]. En principe le gouvernement interdisait l’achat de tabac à l’étranger, parce que c’était diminuer les réserves d’or, qu’il fallait absolument garder pour les achats d’armes et de choses de première nécessité. Dans la pratique il y avait une fourniture régulière de cigarettes étrangères de contrebande des marques les plus chères, des Lucky Strike par exemple, qui offraient aux mercantis une occasion magnifique de bénéfices excessifs. On pouvait acheter les cigarettes de contrebande au vu et au su de tous dans les hôtels chics et à peine moins ouvertement dans les rues, à condition de pouvoir payer un paquet dix pesetas (un jour de solde de milicien). La contrebande se faisant à l’intention des gens riches, on fermait les yeux sur elle. Si vous aviez suffisamment d’argent, il n’y avait rien que vous ne pussiez vous procurer en n’importe quelle quantité, à l’exception parfois du pain qui était rationné de façon assez stricte. Cette exposition au grand jour du contraste de la richesse et de la pauvreté eût été impossible quelques mois auparavant, lorsque la classe ouvrière était encore, ou semblait être, au pouvoir. Mais ce serait manquer à l’impartialité que d’imputer cela uniquement au fait que le pouvoir politique était passé en d’autres mains. Cela tenait aussi en partie à la sécurité dans laquelle on vivait à Barcelone, où il n’y avait presque rien, à part un raid aérien de temps à autre, pour faire penser à la guerre. Tous ceux qui s’étaient trouvés à Madrid disaient que là-bas il en allait tout autrement. À Madrid, le danger commun contraignait les gens de presque toutes catégories à un certain sentiment de camaraderie. Un homme, l’air bien nourri, en train de manger des cailles tandis que des enfants mendient du pain est un spectacle révoltant, mais vous avez moins de chances de voir cela en un endroit où l’on entend tonner le canon.

Un jour ou deux après les combats de rues, je me rappelle être passé dans l’une des plus belles rues et de m’être trouvé devant une confiserie dont la devanture était pleine de pâtisseries et de bonbons de la qualité la plus raffinée, à des prix renversants. Un magasin dans le genre de ceux que l’on voit dans Bond Street ou rue de la Paix. Et je me souviens d’avoir éprouvé un sentiment de vague horreur et de stupéfaction en voyant qu’on pouvait encore gaspiller l’argent à de telles choses dans un pays frappé par la guerre et affamé. Mais Dieu me préserve d’affecter, pour ma part, une quelconque supériorité ! Après avoir manqué de confort durant plusieurs mois, j’avais un désir vorace de nourriture convenable et de vin, de cocktails, de cigarettes américaines, et le reste, et j’avoue m’en être mis jusque-là de toutes les superfluités agréables que j’eus les moyens de me payer. Durant cette première semaine, avant que le peuple ne descendît dans la rue, j’eus plusieurs préoccupations qui agissaient l’une sur l’autre de façon curieuse. En premier lieu, comme je l’ai dit, j’étais occupé à me rendre la vie le plus agréable possible. En second lieu, à trop manger et trop boire, ma santé s’en trouva toute cette semaine-là quelque peu dérangée. Je me sentais patraque, me mettais au lit pour une demi-journée, me levais, refaisais un repas trop copieux, et me sentais de nouveau malade. D’autre part, j’étais en pourparlers, clandestinement, pour acheter un revolver. J’avais grande envie d’un revolver – dans une guerre de tranchées il est beaucoup plus utile d’avoir un revolver qu’un fusil – mais il était très difficile de s’en procurer. Le gouvernement en distribuait aux agents de police et aux officiers de l’armée populaire, mais se refusait à en livrer aux milices ; on ne pouvait en acheter, illégalement, que dans les magasins clandestins des anarchistes. Après toutes sortes de façons et d’embarras, un ami anarchiste s’arrangea pour me faire avoir un tout petit pistolet automatique, une bien mauvaise arme, inutilisable à plus de cinq mètres ; mais ça valait mieux que rien du tout. Et, en plus de tout cela, je prenais des mesures préparatoires pour quitter les milices du P.O.U.M. et entrer dans quelque autre unité où je recevrais l’assurance d’être envoyé sur le front de Madrid.

J’avais dit à tout le monde, depuis longtemps déjà, que j’allais quitter le P.O.U.M. Si je n’avais tenu compte que de mes préférences personnelles, j’eusse choisi de rejoindre les anarchistes. Devenir membre de la C.N.T. permettait d’entrer dans les milices de la F.A.I., mais on m’avait dit qu’il était plus probable que la F.A.I. m’envoyât à Teruel qu’à Madrid. Si je voulais aller à Madrid, c’était dans les Brigades internationales qu’il me fallait entrer, et pour cela j’avais à obtenir la recommandation d’un membre du parti communiste. Je dénichai un ami communiste qui faisait partie du service de santé espagnol, et je lui expliquai mon cas. Il parut très désireux de faire de moi une recrue et me demanda de persuader, si possible, quelques-uns des autres Anglais I.L.P. de me suivre. Si j’avais été en meilleure santé, il est probable que j’aurais donné mon adhésion séance tenante. Il est difficile de dire aujourd’hui quelle différence cela eût fait. J’eusse très bien pu être envoyé à Albacete avant le déclenchement des troubles de Barcelone ; dans ce cas, n’ayant pas vu de près les combats de rues, j’en aurais peut-être tenu la version officielle pour véridique. Par ailleurs, si j’avais été à Barcelone, durant les troubles, sous les ordres des communistes mais n’en conservant pas moins un sentiment personnel de loyalisme à l’égard de mes camarades du P.O.U.M., je me serais trouvé dans une impasse. Mais j’avais droit à encore une semaine de permission et j’avais le plus vif désir de rétablir ma santé avant de retourner au front. Et puis – un détail du genre de ceux qui décident toujours d’une destinée – il me fallait attendre que le bottier ait pu me fabriquer une paire neuve de chaussures de marche. (L’armée espagnole tout entière n’ayant pu arriver à m’en présenter d’une pointure assez grande pour m’aller.) Je répondis donc à mon ami communiste que je remettais à un peu plus tard de prendre des dispositions définitives. En attendant j’avais besoin de repos. Je m’étais même mis en tête d’aller avec ma femme passer deux ou trois jours au bord de la mer. En voilà une idée ! Comme s’il ne suffisait pas de l’atmosphère politique pour me faire comprendre que ce n’était pas chose faisable par le temps qui courait !

Car sous l’aspect extérieur de la ville, sous ses dehors contrastés de luxe et de pauvreté grandissante, et sous l’apparente gaieté de ses rues, avec leurs étalages de fleurs, le bariolage de leurs drapeaux et des affiches de propagande, et leur animation, couvait un affreux sentiment de rivalité et de haine politiques. Il n’y avait pas à s’y méprendre. Des gens de toutes nuances disaient, envahis par un mauvais pressentiment : « Il ne va pas tarder à y avoir de la casse. » Le danger était patent et facile à comprendre. Il résidait dans l’antagonisme entre ceux qui voulaient faire progresser la révolution et ceux qui voulaient l’enrayer ou l’empêcher – autrement dit, dans l’antagonisme entre anarchistes et communistes. Politiquement, il n’y avait plus à présent d’autre pouvoir que celui du P.S.U.C. et de ses alliés libéraux. Mais en face de ce pouvoir il y avait la force irrésolue des membres de la C.N.T., moins bien armés et sachant moins bien ce qu’ils voulaient que leurs adversaires, mais puissants par leur nombre et par leur prédominance dans plusieurs industries-clefs. Avec une telle démarcation des forces, il était fatal qu’il y eût conflit. Du point de vue des membres de la Généralité soumise à l’influence dirigeante du P.S.U.C., la première chose à faire, nécessairement, pour consolider leur position, c’était de désarmer les ouvriers de la C.N.T. Comme je l’ai déjà fait observer, la mesure prise pour dissoudre les milices de partis était au fond une manœuvre à cette fin. Simultanément on avait remis en activité les forces de police armées d’avant-guerre, gardes civils et autres, et on était en train de les renforcer et de les armer puissamment. Cela ne pouvait avoir qu’une seule signification. Les gardes civils, en particulier, étaient une force de gendarmerie du type européen courant qui, depuis bientôt un siècle, avaient servi de gardes du corps à la classe possédante. Sur ces entrefaites, on avait rendu un arrêt selon lequel toutes les armes détenues par des particuliers devraient être livrées. Naturellement cet ordre était resté lettre morte ; il était clair qu’on ne pourrait prendre leurs armes aux anarchistes que par la force. Pendant tout ce temps le bruit courait, toujours de façon vague et contradictoire par suite de la censure des journaux, qu’un peu partout en Catalogne des petits conflits éclataient. En plusieurs endroits les forces de police armées avaient attaqué les forteresses des anarchistes. À Puigcerdà, à la frontière française, on envoya une troupe de carabiniers s’emparer du bureau de la douane, sur lequel les anarchistes avaient eu jusque-là la haute main, et Antonio Martín, un anarchiste connu, fut tué. Des incidents analogues s’étaient produits à Figueras et, je crois, à Tarragone. Dans Barcelone, il y avait eu, à en croire des renseignements officieux, une série de bagarres dans les faubourgs ouvriers. Des membres de la C.N.T. et de l’U.G.T. depuis quelque temps s’entre-assassinaient ; à plusieurs reprises les meurtres avaient été suivis de funérailles colossales, provocantes, organisées dans l’intention bien délibérée d’attiser les haines politiques. Peu de temps auparavant, un membre de la C.N.T. avait été assassiné, et c’est par centaines de mille que la C.N.T. avait suivi son enterrement. À la fin d’avril, juste au moment de mon arrivée à Barcelone, Roldan Cortada, membre éminent de l’U.G.T., fut assassiné, probablement par quelqu’un de la C.N.T. Le gouvernement donna l’ordre à tous les magasins de fermer et organisa un immense cortège funèbre, formé en grande partie des troupes de l’armée populaire, qui, en un point donné, mit deux heures à défiler. De la fenêtre de l’hôtel je le regardai passer sans enthousiasme. Il sautait aux yeux que ces prétendues funérailles étaient tout bonnement un déploiement de forces ; il suffirait d’un rien pour qu’il y ait effusion de sang. Cette même nuit nous fûmes réveillés, ma femme et moi, par le bruit d’une fusillade venant de la place de Catalogne, à cent ou deux cents mètres de là. Nous apprîmes le lendemain que c’était un membre de la C.N.T. qui avait été supprimé, probablement par quelqu’un de l’U.G.T. Bien entendu, il était tout à fait possible que tous ces meurtres eussent été commis par des agents provocateurs. On peut aussitôt apprécier l’attitude de la presse capitaliste étrangère en face des dissensions communo-anarchistes en remarquant qu’elle fit du tapage autour du meurtre de Roldan Cortada, mais passa sous silence le meurtre en réponse.

Le 1er mai approchait et il était question d’une manifestation monstre à laquelle prendraient part à la fois la C.N.T. et l’U.G.T. Les leaders de la C.N.T., plus modérés que beaucoup de leurs sectateurs, travaillaient depuis longtemps en vue d’une réconciliation avec l’U.G.T. ; c’était même le mot d’ordre de leur politique que d’essayer de former un seul grand bloc des deux centrales syndicales. L’idée était de faire défiler ensemble la C.N.T. et l’U.G.T., qui feraient ainsi montre de leur solidarité. Mais au dernier moment la manifestation fut décommandée. Il était trop évident qu’elle n’amènerait que des bagarres. C’est ainsi qu’il ne se passa rien le 1er mai. Quel drôle d’état de choses ! Barcelone, la ville soi-disant révolutionnaire par excellence, fut probablement la seule ville de l’Europe non-fasciste où il n’y eut pas de commémorations ce jour-là. Mais j’avoue que j’en fus plutôt soulagé. On pensait que le contingent de l’I.L.P. allait devoir marcher, dans le cortège, avec le groupe du P.O.U.M., et tout le monde s’attendait à de la casse. C’était bien la dernière chose à laquelle j’aspirais que d’être mêlé à quelque absurde combat de rues ! Être en train de défiler derrière des drapeaux rouges sur lesquels sont inscrits des mots d’ordre exaltants, et être descendu par quelqu’un de totalement inconnu qui vous tire dessus au fusil-mitrailleur d’une fenêtre d’un dernier étage – non, décidément, ça n’est pas ma conception d’une façon utile de mourir.

 

Hommage à la Catalogne
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